Chapitre 3 : Conférence sur les
vampires. Marche silencieuse. Course bruyante. Le Véhicule :
Catelyn se massa un instant les yeux,
tentant vainement de se soustraire au spectacle affligeant qui lui
faisait face.
C'était la cuisine, et le mot
affligeant n'était pas de trop. Nul besoin de décrire les meubles
ou la "décoration", il nous suffira de préciser que la
pièce avait été conçue dans les années quatre-vingt, période
phare s'il en est du mauvais goût.
Cependant, la cuisine avait deux
avantages : le premier, elle était en bon état. Entendez par là
qu'aucun éclair n'avait traversé son plafond et qu'aucune fenêtre
n'avait été brisée par une balle de fusil. Deuxième avantage, au
regard de la coupure de courant, elle était pourvu en abondance de
bougies.
L'éclairage ainsi apporté, s'il était
chiche, avait l'avantage de cacher aux yeux de nos héros une grande
partie de l'immonde tapisserie qui parasitait les murs depuis,
semblait-il, une trentaine d'années.
Tout le monde s'était installé autour
d'une table métallique peinte en "vert Derrick"1,
dans un silence tendu. Ce fut Cate qui prit la parole en premier :
- Bon. Deux choses : la première, on
est parvenu à battre deux vampires sans aucune perte. La deuxième,
on est pas deux mais bien trois Puissants, vu que la petiote aussi à
des pouvoirs.
- Ne m'appelez pas petiote -
répondit Alice en la pourfendant de son regard à défaut d'autre
chose -
- Deuxième chose – reprit la rousse
sans aucune considération pour Alice et à son grand agacement - et
c'est plus inquiétant, ces deux vampires que nous avons combattu
sont de type 4. La bleusaille sera j'en suis sûre ravie d'apprendre
qu'on compte 3 type de vampires : les vampires de type 2 sont les
plus puissants. On les appelle aussi les Pères, et ils ont la
capacité par le partage de leur sang de créer soit un égal, à la
puissance similaire à la leur, soit une version abâtardie de la
race (le type 3 donc) appelée Petits Frère, et dotée de la
capacité de créer par simple morsure les versions les plus
dégénérées de la race, les types 4, ou goules.
- Et il n'y a pas de vampires de type 1
?
- On raconte effectivement qu'il existe
une version monstrueusement puissante et incroyablement cruelle de la
race vampirique. En réalité ça n'existe pas, ça n'a jamais existé
et ça n'existera jamais : c'est une légende urbaine pour vampire
craintif. Un mélange de croque mitaine et d'objet de croyance, si
l'on peut dire, pour la société vampirique, qui les appelle les
Grands-pères.
- Ouais - confirma Lili - Enfin
Grands-pères ça veut pas dire grabataires de maison de retraite, on
est bien d'accord : ces bestiots là, c'est du lourd, du high level.
A ta place, ma grande, j'oublierai le type 1, on aura largement de
quoi faire avec les types 4, comme ceux qu'on vient de combattre, et
le type 3 qui doit encore traîner dans le coin.
- Et - rajouta le barbu - prie, même
si tu ne crois pas en dieu, pour qu'on ne croise pas le type 2 à
l'origine de ce bordel, parce que si on en croise un...
- Oui oui, on sait tous ce qui se
passera si on en croise un - conclut Catelyn - Au passage, je vois
bien qui est la petite là, Alice, mais pas vous. C'est quoi votre
nom, et qu'est-ce que vous faites ici ?
L'homme se gratta la barbe d'un air
songeur, jeta un regard au vieillard comme pour guetter un accord que
visiblement il ne trouva pas, puis tendit la main à la rousse :
- Moi c'est Robert. J'ai été engagé
par Alcibiade pour servir, plus ou moins, de garde du corps à la
demoiselle aux ustensiles. Pour tout dire, je viens de....
- 'S'en fout, ton curriculum, ça nous
intéresse pas - dit Lili de sa jolie voix de petite fille - Bon, si
l'infection se poursuit on va avoir un joli comité d'accueil dehors,
alors ce n’est pas vraiment le moment de tenir une conférence,
Cate...
La rousse s'empourpra avant de
répliquer :
- Je ne tiens PAS une conférence!
...
Finalement, après concertation, il fut
décidé de rejoindre le sud du village, dans une grange où le vieil
Alcibiade gardait un moyen de locomotion qui, ils l'espéraient tous,
leur permettrait de fuir rapidement les lieux.
La maison Alcibiade et la grange étant
à l'exact opposé l'une de l'autre, il leur faudrait traverser
l'intégralité de Barbebouq. Outre le plaisir très mitigé que la
visite du village inspirait à nos héros, il y avait aussi le risque
de tomber sur ses habitants (perspective déjà peu reluisante en
soi) transformés en goules. Il allait sans dire que la discrétion
la plus totale était de mise.
Le groupe suivit donc en silence
Catelyn, sous la pluie battante et les éclairs.
Maussades, trempés, fatigués par le
précédent combat, les cinq compagnons n'étaient certes pas de la
meilleure des humeurs au moment de contourner l'église par le
cimetière qui la jouxtait. L'ambiance qui se dégageait de
l'endroit, semé d'herbes folles et d'un enchevêtrement anarchique
de pierres tombales plus laides les unes que les autres, ne fit rien
pour rafraichir l'atmosphère.
- Je le sens mal - fit Lili d'un air
sombre.
- La ferme - siffla Cate entre ses
dents.
Elle jetait des regards nerveux autour
d'elle sentant, elle ne savait comment, quelque chose. Un malaise
soudain. Un truc qui clochait, un silence inquiétant à vous glacer
le sang.
- Euh, c'est quoi, ça - murmura
Robert, d'une voix un peu tremblante.
Ils étaient là : silhouettes
claudicantes émergeant d'entre les pierres tombales avec une lenteur
horrifiante. On n'en voyait pas grand-chose, mais leurs yeux et leurs
crocs, luisant à la faveur d'un éclair, suffirent à tous.
C'étaient des goules. Une vingtaine.
- Pitain pitain pitain...
- Bonjour l’ambiance - sortit Lili -
il manquerait plus qu'ils...
Un hurlement collectif et lugubre en
provenance des silhouettes creva l'obscurité et dura de longues
secondes, traversant l'épine dorsale de nos héros, électrisant
tous leurs nerfs et hérissant chaque poil de leurs corps.
- Et merde ! On court ! Allez go, go,
go !
Et c'est de façon beaucoup plus
chaotique et beaucoup moins discrète que nos héros se mirent à
fuir de toutes leurs jambes, se bousculant presque, en un joyeux
désordre.
Héros ou mécréants, qu’ils soient
bénis ou qu'ils soient maudits, peu importait au fond : une chose
les rapprochait. Tous entendaient le bruit de cavalcade de la horde
non-morte à leur poursuite, très proche, trop proche, et il ne leur
fallait pas beaucoup d'efforts pour s'imaginer sentir les souffles
rauques et méphitiques dans leur dos.
Ils entendirent, venant de gauche, de
droite, d'autres grondements, entre-aperçurent quelques regards
avides. D'autres se joignaient à la horde. Dix, quinze, vingt
maintenant. Non, trente. Comment un si petit village pouvait
concentrer autant d'êtres - ils étaient peut-être cinquante,
maintenant – quel sens mystérieux avait fait se rassembler tous
ces monstres ? La peur aidant, oublieux de la fatigue et de la
conjugaison, ils courrirent à en perdre haleine, les poumons en feu,
le cœur battant la chamade. Plus question de se faufiler ou de se
tapir, pour cela il était trop tard. Il fallait fuir loin, très
loin, oublier toute autre notion, ne pas regarder derrière, ne plus
réfléchir.
Le vieux Alcibiade lui-même, au corps
rachitique et à la musculature défaillante, dépassait les
capacités qu'on eut pu attendre de lui. Il dépassait, les uns après
les autres, chacun de ses compagnons. Courir, courir, sans jamais
s'arrêter, puis rejoindre le véhicule et enfin fuir loin de ce
village maudit.
Hors d'haleines, ils virent avec un peu
de soulagement le grand bâtiment qui abritait le véhicule. Le vieil
homme chercha fébrilement la clé du cadenas, ses mains tremblantes
- qui savait lequel, de la peur ou de l'âge, en était la cause - ne
l'aidaient pas dans sa tâche, il commença à s'affoler, extirpa un
énorme trousseau d'une poche de son long manteau, essaya une clé,
hésitant, recommença avec une autre, sans succès, puis...
- Poussez-vous !
Alcibiade eut à peine le temps de se
reculer : Roger armait son fusil. La détonation fit pâle figure
face aux coups de tonnerre, mais elle suffit à faire sauter le
cadenas. Roger tira les deux gigantesques portes et l'on put admirer,
dans toute sa splendeur et avec soulagement, le véhicule que leur
avait promis le vieil homme. Un instant, tout le monde fit silence,
puis Lili résuma l'avis général :
- C't'une blague ?
...
Les vingt goules s'approchaient de la
grande bâtisse.
Les humains... La chair fraîche...
Ils étaient dedans, tous le savaient.
Leurs yeux avides luirent furtivement, le ciel gronda quelques
secondes plus tard. Lentement, repliés sur eux-mêmes, sans autre
pensée que la faim qui leur tordait le corps et l'esprit, les
griffes tendues en avant, ils avancèrent vers les deux grandes
portes.
Soudain, un grondement aussi fort que
le tonnerre mais bien plus proche. Un grondement qui ne s'arrêtait
pas. Une lumière s'alluma, filtrant à travers les planches
disjointes de la grange. Par réflexe, certaine goules se couvrirent
les yeux de leurs bras, comme si cette luminosité pouvait rivaliser
avec celle du soleil. D'autres eurent la présence d'esprit de
s'écarter de la porte.
Grand bien leur prit : défonçant le
bois pourtant épais, un monstre de métal jaune fonça à travers la
nuit. Le bus - car il s'agissait d'un bus, immense et jaune canari -
écrasa quelques goules puis roula vers l'horizon, avec plus de
vitesse que ne le laissait supposer sa masse, mais pas assez encore
pour empêcher certaines goules de s’agripper pour ensuite...
...
"- Accélérez ! Accélérez, ils
nous rattrapent!
- Alors vous et votre amie vous
commencez à me taper sur les nerfs - gronda Robert - C'est un bus,
ça, pas une Ferrari!
Alice, tout au fond du bus, tentait de
scruter les ténèbres, derrière. Elle pouvait discerner des formes,
des ombres mouvantes qui parvenaient presque à maintenir le rythme.
- Euh, vous ne pouvez pas accélérer
un peu, par hasard?
- Non mais c'est pas vrai, vous vous
êtes tous donnés le mot !
- Sympathique, ce mode de transport que
vous nous offrez, Alcibiade - sortit Lili, avachi sur un des nombreux
sièges - Quelle allure sportive, quel félin de la route ! Je suis
positivement impressionnée.
- Excusez-moi de vous avoir sauvé la
vie, jeune fille - répliqua le vieil Alcibiade, encore à bout de
souffle – Mais vous faites pas trop d’bile, ce petit bijou n'a
pas encore dévoilé toutes ses...
Le vieil homme n'eut pas le temps de
finir sa phrase : une vitre à sa gauche venait d'exploser et
une main décharnée avait jaillie pour se saisir du malheureux, que
Lili retint juste avant qu'il ne soit happé par le vide. Plusieurs
paires de bras s’agrippèrent à leur tour au vieil homme : Lili
n'était pas de taille.
Elle jeta un regard autour d'elle :
jaillies des multiples vitres du bus, les goules s'avançaient avec
lenteur (rien ne pressait : pour une goule rien ne presse
jamais). La fillette sut qu'elle ne retiendrait pas longtemps
l'homme. Personne n'aurait le temps de lui venir en aide, pas même
Alice, qui depuis le fond du bus n'eut que le temps de partager un
regard avec son oncle avant que Lili ne lâche ses bras, le laissant
choir dans la nuit, à la merci des goules voraces.
Le cri strident d'Alice perça la nuit,
monta si haut que le tonnerre lui-même fit pâle figure à côté de
sa puissance. Au mépris du danger, la jeune fille pencha la tête
par la vitre la plus proche, juste le temps d'apercevoir son oncle, à
terre, recouvert d'un amas de goules.
Sanglotant à moitié, elle s'avança
vers l'avant du bus cahotant. Elle-même ne savait pas très bien ce
qu'elle comptait faire. Peut-être saisir le volant, peut-être se
précipiter sur le frein à main... peu importe au fond, puisqu’elle
n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit.
Juste devant Robert, éclairé par les
phares puissants du bus scolaire, une silhouette massive était
apparue : la brune et le barbu eurent juste le temps de le
reconnaître avant que le bus ne le heurte lourdement, puis qu'il
bascule sur le côté pour glisser sur plusieurs mètres.
1
C'est à dire un vert sale tirant sur le gris, auquel s'ajoutait une
nuance de marron délavé, couleur dominante de tout épisode de la
série Derrick.
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