Chapitre 4 : Le Petit Frère.
Le cas du bus canari :
Le paysage morne de champs moches, mous
et mouillés avait amorti la chute du bus avec un bruit de succion
peu ragoutant. Le gros engin avait aplati plusieurs mètres de plants
de colza (peut-être le seul point positif de l’accident) avant de
s’immobiliser. Les phares illuminaient le décor, c’est-à-dire
pas grand-chose d’intéressant, et le moteur tournait encore.
- Mais c’est vrai qu’elle est
solide, cette boite de conserve.
Lili avait émergé la première de la
structure. Derrière elle, se massant la tête, Catelyn se hissa hors
du véhicule en jetant un regard noir à la blondinette : pas
une égratignure, pas une bosse, et ces deux petites couettes
insupportablement impeccables, à peine mouillées et en aucune façon
décoiffées. C’était proprement et désespérément injuste. La
rousse écarta une mèche trempée et boueuse de devant ses yeux
mouillés et boueux, massa une bosse douloureuse (et boueuse) sur son
front, tata blouson de cuir intact et son t-shirt déchiré (et tâché
par la boue) avant de murmurer :
- C’était un Petit Frère, non ?
A son tour, Robert apparut, le regard
sombre1
:
- C’en est un, oui. Où est Alice ?
- Aucune idée…
La pluie avait cessé, les nuages
avaient fui la scène et la lune s’était obligeamment mise en
avant. Elle aurait pu éviter, le spectacle n’était pas des plus
réjouissant : En arrière-plan, une masse de goules trainait
les restes d’Alcibiade au loin. Au premier plan, la nièce du vieil
homme tournait le dos au reste du groupe, la tête baissée, les
poings crispés, les yeux rivés sur le deuxième plan. Le deuxième
plan, donc, c’est à dire le gros et grand monstre au regard fou, à
la mâchoire déboitée et à moitié arrachée, pendante et baveuse,
aux bras gigantesques et simiesques touchant presque le sol, au torse
aussi large qu’une plateforme pétrolière et aux jambes comme des
piliers de béton. C’était bien un Petit Frère, c’était même
Petit Charlie. Rarement dans l’histoire de la patronymie des
surnoms n’avaient été aussi mal attribués.
Alice se retourna, croisant les regards
de Robert, Catelyn et Lili.
Instinctivement, ses trois compagnons
reculèrent d’un pas. Alice ne les regardait pas, pourtant. Elle ne
les voyait même pas : ses yeux étaient deux puits sans fond,
deux tourbillons noirs où le chagrin et la rage se disputaient la
place en un combat sans fin. Sa mâchoire crispée en une parodie
malsaine de sourire grimaçant révélait des lèvres retroussées,
d’où semblait sortir un grondement sourd, à peine perceptible
mais pourtant - comment pouvait-ce être possible - audible à dix
mètres ; une vibration à faire trembler les os et les têtes.
Le pouvoir sourdait du corps de la jeune fille avec une telle force
qu’il en paraissait presque palpable. Elle semblait à cet instant
capable de tout. Et de toute évidence, elle en avait l’intention.
Cependant, elle tournait le dos à un
vampire de type 3. Un TYPE 3.
Un type 3 qui, avant même sa
transformation, aurait pu gagner sans trop se dépenser la coupe du
monde de folie furieuse psychopathique.
Un type 3 dont les mains avaient
chacune la surface d’une raquette de tennis. Une grande raquette de
tennis.
Le revers la cueillit juste sous le
menton et, à l’issue d’un élégant lob par-dessus les têtes de
Cate, Lili et Robert, l’envoya heurter rudement le bus canari puis
glisser contre le sol, inconsciente.
- Ouch – dit Lili – ça doit faire
mal, ça – elle marqua un silence, puis : - Bon, on se casse ?
Robert lui jeta un regard meurtrier,
Catelyn leva les yeux au ciel.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
Sans répondre, le brun arma son fusil
et avança vers le vampire. Catelyn jeta un regard lourd de sens à
la petite blonde, ce qui lui faisait une belle jambe vu qu’elle ne
savait pas de quel sens il était lourd.
- Mais qu’est-ce que j’ai dit,
encore ?
Roger, avec détermination et un
certain fatalisme, avança sur le monstre, qui le regardait d’un
regard avide, avec un appétit mal dissimulé pas du
tout dissimulé.
Il tira à deux reprises au hasard,
attirant l’attention du monstre qui se tourna lentement vers son
agresseur. Roger se campa fermement sur ses pieds - alors que le
vampire le scrutait - mis à nouveau sa carabine en joue - le monstre
poussa un hurlement terrifiant surmontant les bruits du moteur du bus
et de l’orage réunis - visa soigneusement - le vampire commença à
courir, provoquant des séismes à chacun de ses pas - puis enfin
tira. Il tira sans s’arrêter, droit dans la tête. Dix coups
d’affilée, presque sans pause entre les coups, des tirs de
professionnel, un travail magnifiquement exécuté qui aurait mérité
des applaudissements. Enfin, s’il avait eu le plus petit effet. La
chose ne parut pas souffrir, ne ralentit même pas et, arrivée au
contact du brun, leva une main gigantesque et griffue, tout en
esquissant un sourire.
Roger ferma les yeux par réflexe et,
sentant le souffle du déplacement d’air, attendit le choc. Et
puis il attendit encore. Et puis il ouvrit, timidement, un œil, la
tête toujours rentrée dans les épaules, au cas où. Puis il se
détendit (enfin, autant que possible à proximité d’un type 3) :
Tiens, elle était venue, finalement,
la petite furie qui se battait maintenant avec la bestiole, ou plutôt
essayait. Toute rapide qu’elle soit, ça ne suffisait pas : il
recevait peu de coups – et autant s’écraser le poing contre un
pilier en béton armé – mais en donnait beaucoup. Elle encaissait
étrangement bien, cette Lili, revenant à la charge à la vitesse
d’une fusée quand il l’expédiait au loin, frappant d’un côté,
de l’autre, mordant, griffant, hurlant, parant et contre-attaquant
sans cesse. Mais c’était le combat de David contre Goliath, celui
d’un moustique contre un Eurocoptère EC665 Tigre. Bref, c’était
inégal et perdu d’avance.
C’est alors que la terre boueuse, de
part et d’autre du vampire, changea de forme et de texture,
s’assembla, se dressa et se modela en deux semblant de bras. Des
bras énormes, larges et hauts comme les troncs de deux arbres
vénérables. Les deux appendices enlacèrent le vampire, doucement
d’abord, comme on enlace un amant. Et puis ils serrèrent,
serrèrent, de plus en plus fort.
Roger jeta un regard en arrière :
Catelyn, agenouillée à terre, avait enfoncé dans le sol ses deux
bras jusqu’aux épaules. Sa respiration était saccadée, des
gouttes de sueur perlaient sur la peau de son visage crispé par la
concentration, par la douleur aussi, peut-être. Elle non plus ne
tiendrait pas longtemps.
Bah, pensa Roger, perdu pour perdu...
Il haussa les épaules et avança vers le monstre. Il attendit un
moment de répit dans le combat enragé entre ce dernier et la
blondinette, puis lui tapota sur l’épaule. Le vampire, un brin
étonné, tourna la tête vers Roger. Visant soigneusement, ce
dernier envoya son plus bel uppercut dans le visage peu ragoutant de
la créature. Il entendit un craquement, qui venait sans doute de sa
main plutôt que du visage de l’autre.
« Voilà, se dit-il, c’est
fait » Il ressentait une sorte de soulagement à l’idée que
ça allait finir, là, maintenant. Pour l’instant, aucune douleur,
aucune sensation n’était présente. Derrière lui, il entendit
vaguement les voix de Catelyn et Lili, sans y prêter plus attention
que ça. Le temps s’étira, semblait-il à l’infini.
Puis il fit plus sombre, tout à coup.
Roger leva les yeux au ciel, mit
quelques secondes avant de comprendre, puis les écarquilla tandis
qu’une vague d’adrénaline se déversait à travers tout son
corps. Ce dut être cet instinct de survie ancré en chaque être
vivant, et non quelque réaction consciente, qui le fit se jeter sur
le côté, oublieux de tout, y compris de l’affreuse créature à
ses côtés.
Cabossé, déformé, éraflé,
déglingué, toujours revêtu pourtant de sa livrée jaune
caractéristique, le bus s’abattit sur le vampire dans un bruit
assourdissant, avant de s’élever à nouveau dans les airs, semant
des coulées de terre et de sang sur son sillage. Le vampire se
releva en grognant, groggy, et le bus s’abattit à nouveau sur lui.
Puis une troisième fois, avant même que le monstre n’ait pu se
relever. Une quatrième fois. Une cinquième…
Roger avait rampé à l’écart et
observait stupéfait le spectacle. Sans répit, le bus s’élevait,
retombait, s’élevait, retombait, creusant un cratère de boue, de
terre, et de pierres de plus en plus profond là où se trouvait
encore le vampire.
Le brun se tourna vers ses deux
compagnes d’infortune, médusées elles aussi. Catelyn haussa les
épaules en réponse au regard muet de l’homme.
Un mouvement, derrière. Une ombre, une
silhouette reconnaissable.
Il la vit s’avancer, boueuse,
crasseuse, des masses de cheveux lui tombant sur le visage,
ensanglantée de la tête au pied, à peine vivante. On ne voyait
plus que le blanc de ses yeux exorbités. Alice s’approcha du Petit
Frère en titubant. On eut dit qu’un marionnettiste l’utilisait,
ses bras, ses jambes bougeaient sans logique aucune, sa tête
dodelinait au rythme de ses soubresauts.
Le vampire n’était maintenant plus
qu’un amas à peine reconnaissable de chair mais il y avait de la
vie en lui, encore. Il commença à se relever.
Les bras de la brune, comme mus par une
vie propre, se levèrent vers le monstre - les mains pendaient au
bout comme des bout de chiffons inutiles – et au-dessus d’eux
deux, toutes les vitres du bus se brisèrent en même temps. Un
grincement ignoble fit trembler toute la structure, alors que des
dizaines de morceaux de métal gros comme la main se désolidarisaient
les uns après les autres de la structure. Ils virevoltèrent
follement pendant plusieurs secondes puis s’agglomérèrent en une
sphère tranchante et mortelle qui entoura l’être. Et chaque
morceau de verre, chaque bout de métal tordu se mit en branle. La
sphère le transperça, le lacéra, lui creva les yeux, lui trancha
les jambes, les bras, lui transperça le cœur et pour finir le
décapita.
Quelques instants encore, le monstre
resta debout et Roger frissonna d’horreur à l’idée qu’il fut
encore vivant et qu’il allait bientôt s’avancer vers eux,
absurde créature sans tête. Mais la chose bientôt chut au sol et,
le temps d’un clin d’œil, se mua en une poussière fine que le
vent balaya sans attendre.
C’était fini. Le vampire était
mort.
Alice poussa un gémissement à peine
audible, et tous ses muscles se relâchèrent les uns après les
autres : ses bras churent le long de son corps, un genou céda,
puis l’autre et la jeune fille s’écroula enfin dans la boue, la
tête en avant. Roger vint la prendre dans ses bras, avec douceur et
précaution, comme on cueille une fleur rare. Catelyn, à ses côtés,
leva la tête vers l’homme brun :
- Mais qu’est-ce qu’elle est ?
- Je ne sais pas – répondit-il, les
yeux rivés sur la jeune fille inanimée –Je ne sais pas…
Alors seulement le bus retomba,
cabossé, torturé, estropié, mais étrangement peu au regard du
traitement qu’il avait subi. Quant au moteur, il tournait encore,
sans à coup. Lili vint alors tapoter la carcasse, comme on caresse
un chien bien dressé.
…
Le groupe redressa péniblement le bus
canari mal en point et reprit la route. La pluie et l’orage avaient
cessé. A part le grondement rassurant du bus, rien ne venait
troubler ce calme dont on parle rarement, celui après la tempête.
On avait allongé Alice à cheval sur deux banquettes : elle
n’avait toujours pas repris conscience. Roger avait, sans un mot et
sans qu’on lui demande, repris le volant du bus. Catelyn, blottie
dans un siège encore intact, s’était endormi rapidement malgré
les courbatures et les blessures, son blouson posé sur le torse,
bercée par les cahotements de la route. Lili, debout sur un siège,
le vent fouettant ses deux couettes, contemplait d’un air pensif
les ombres mouvantes et éphémères qui défilaient au passage du
véhicule. Elle massait sa joue endolorie d’un air absent.
Elle alla retrouver Roger à l’avant
du bus. Tous deux, en silence, contemplèrent un instant le soleil
émerger, ses feux rougeoyants qui bientôt feraient sécher les sols
et les blessures. Ils avaient traversé, ensemble, une terrible
épreuve. Lili tourna son regard vers celui de Roger. Il lui fit un
léger sourire qui disparut aussitôt quand elle conclut leur
aventure de ces mots :
- Quand c'est qu’on arrive ?
1Ce
qui en soi ne signifiait rien : le « regard ténébreux© »,
était une marque de fabrique chez le brun. Il avait d’ailleurs
été déposé par Roger : il détenait des droits dessus.
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