dimanche 27 mai 2012

La trilogie de Wielstadt

    Je vous ai déjà parlé des Enchantements d'Ambremer et des Lames du cardinal, mais jamais de la première trilogie de Pierre Pevel, composée des Ombres de Wielstadt, des Masques de Wielstadt et du Chevalier de Wielstadt.

    Et bien décidément, Pierre Pevel aime tordre l'Histoire, la manipuler à son goût pour en faire autre chose. Dès son premier roman, il mêle Histoire et Fantasy. Côté Histoire : le Saint Empire Germanique, en 1620, au tout début de la guerre de trente ans. Une époque sombre et violente, au cours de laquelle vont lutter l'un contre l'autre les protestants et les catholiques (entre autres). Ce conflit sera en toile de fond de l'histoire et l'histoire sera au cœur de l'Empire Germanique. Côté Fantasy : des faunes (taverniers et coupe jarrets), des fées (minuscules), un nain (écossais), une ville imaginaire de l'Empire Germanique : la Wielstadt du titre, protégée par un dragon, mais aussi des démons et un chevalier engagé dans une croisade désespérée contre ces derniers, le héros : Kantz.

    Premier point positif (mais les lecteurs des précédentes critiques doivent s'y attendre), c'est très bien écrit. Dans les auteurs de fantasy, le style va d'ignoble à passable. Avec Pevel on monte d'un cran, entre descriptions évocatrices, gouaille et sens du dialogue. On sent l'influence d'Alexandre Dumas père et c'est tant mieux.

    Mais intéressons-nous à l'histoire. L'histoire, c'est celle de Kantz, chevalier aux étranges pouvoirs, croyant à la foi indéfectible, en lutte acharnée, désespérée et solitaire contre les démons, bien réels, qui depuis les ombres corrompent ce qu'ils touchent. Entre des goules d'une violence rare et leur maître ivre de vengeance, un démon sadique et un voleur de visage (il écorche le visage de ses victimes pour s'en affubler), sans oublier des complots et des luttes secrètes, le chevalier Kantz aura fort à faire et n'en sortira pas indemne.

    Pour son premier roman, Pevel à choisit d'être noir. Très noir même. Entre les événements sanglants de la guerre de trente ans, les personnages secondaire tordus, mauvais ou cassés par la vie, en passant par le héros désespéré et lucide sur le poids de ses maigres succès, c'est peu de dire que l'ambiance est sombre. Et s'il n'y avait pas les quelques passages plus légers qui parsèment le roman, il serait dur de respirer tant le roman peut devenir oppressant. Et pourtant, c'est cela aussi qui fait le charme de la trilogie, qui nous la rend plus vivante, plus crédible. Pas étonnant que l'auteur se soit lancé dans une histoire plus légère ensuite avec les Enchantements d'Ambremer. Lui aussi devait avoir besoin de respirer !

    Entre cape et épée et univers désespéré, Pevel commençait fort avec son premier roman, déjà annonciateur des prochains. Une trilogie à découvrir de toute urgence, surtout depuis qu'elle est sortie pour pas très cher dans un format semi-poche.

La trilogie de Wielstadt, Pierre Pevel, 2011, 11,20 euros.

samedi 26 mai 2012

Les soucis du ciel



Pour Claire

Le ciel apprend par cœur les couleurs du matin
Le toit gris l'arbre vert le blé blond le chat noir
Il n'a pas de mémoire et compte sur ses mains
Le toit blond l'arbre gris le blé noir le chat vert

Le ciel bleu est chargé de dire à la nuit noire
comment était le jour tout frais débarbouillé
Mais il perd en chemin ses soucis la mémoire
il rentre à la maison il a tout embrouillé

Le toit vert l'arbre noir le chat blond le blé gris
Le ciel plie ses draps bleus tentant de retrouver
ce qu'il couvrait le jour d'un grand regard surpris
le monde très précis qu'il croit avoir rêvé

Le toit noir l'arbre blond le chat gris le blé vert
Le ciel n'en finit plus d'imaginer le jour
Il cherche dans la nuit songeant les yeux ouverts
aux couleurs que le noir évapore toujours.

Claude ROY, Les soucis du ciel.


jeudi 24 mai 2012

Les bienfaits de la lune

    La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit: "Cette enfant me plaît."
   Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l'envie de pleurer.
   Cependant, dans l'expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux; et toute cette lumière vivante pensait et disait: "Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte; l'eau uniforme et multiforme; le lieu où tu ne seras pas; l'amant que tu ne connaîtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce!
   "Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j'ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l'eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu'ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie."
   Et c'est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques. 

Charles BAUDELAIRE, Les bienfaits de la lune, in Le Spleen de Paris